3.

 

« Vous avez trente secondes et vous êtes priés de ne pas oublier que votre réponse doit prendre la forme d’une question. »

Art FLEMING, Jeopardy.

 

Il était 15 heures quand les premières gouttes de pluie tombèrent sur la route, énormes et foncées, bien rondes. Le ciel était noir, sauvage, fascinant. Le tonnerre applaudissait, au-dessus des nuages. Un éclair bleu fourchu tomba sur la terre, assez loin devant.

Garraty avait remis son blouson peu après qu’Ewing avait reçu son ticket et à présent il en remontait la fermeture et le col. Harkness, le futur écrivain, avait prudemment rangé son cahier dans son sac. Barkovitch s’était coiffé d’un suroît jaune en vinyle. Ce chapeau donnait à sa figure un air curieux mais qu’on n’aurait su définir. Il regardait par-dessous comme un gardien de phare maussade.

Un monstrueux coup de tonnerre claqua.

— Ça y est ! cria Olson.

La pluie s’abattit à seaux. Pendant un moment elle fut si violente que Garraty se trouva tout à fait isolé à l’intérieur d’un rideau de douche ondulant. Il fut immédiatement trempé jusqu’aux os. Ses cheveux ruisselaient. Il leva sa figure vers la pluie en riant. Il se demanda si les soldats pouvaient les voir. Il se demanda si l’on pourrait…

Il s’interrogeait encore quand la première averse se calma et qu’il put de nouveau voir autour de lui. Il se retourna vers Stebbins. Il marchait à demi courbé, les deux mains serrées contre son ventre et Garraty crut tout d’abord qu’il avait des crampes d’estomac. Il ressentit une sorte de panique, pas du tout ce qu’il avait éprouvé quand Curley et Ewing avaient été éliminés. Il ne voulait plus que Stebbins s’écroule trop tôt.

Il s’aperçut alors que Stebbins protégeait simplement la dernière moitié de son sandwich à la confiture et se retourna vers l’avant, soulagé, en pensant que Stebbins devait avoir une mère assez idiote, pour qu’elle n’ait pas pensé à lui envelopper ses sandwiches dans du papier d’argent, en cas de pluie.

Le tonnerre faisait un bruit d’enfer : des manœuvres d’artillerie lourde dans le ciel. Garraty était en proie à une exaltation soudaine et la pluie semblait le nettoyer de sa fatigue en même temps que de la sueur. Elle avait d’abord redoublé, le giflant durement, mais finalement elle se réduisait maintenant à un crachin régulier. Les nuages s’effilochaient.

Pearson se retrouva à côté de lui. Il remonta son pantalon. Il portait un jean trop grand pour lui qu’il devait souvent remonter. Il ôta ses lunettes d’écaille, aux verres épais comme des culs de bouteille pour les essuyer sur un pan de chemise. Cela lui fit cligner les yeux de cet air égaré des myopes quand ils ôtent leurs lunettes.

— Tu as apprécié ta douche, Garraty ?

Garraty hocha la tête. Devant eux, McVries urinait. Il marchait à reculons, arrosant le bas-côté à une grande distance des autres.

Garraty leva les yeux vers les soldats. Ils étaient mouillés aussi, bien sûr, mais si cela les gênait ils ne le laissaient pas voir. Leur figure était parfaitement inexpressive. Figures de bois. Je me demande l’effet que ça fait, pensa-t-il, de tuer quelqu’un comme ça. Je me demande s’ils se sentent puissants. Il se rappela la fille à la pancarte, le baiser, ses fesses. Il avait senti le slip lisse sous le pantalon corsaire. Cela lui avait donné un sentiment de puissance.

— Ce type, là-derrière, il ne dit pas grand-chose, hein ? dit tout à coup Baker en désignant Stebbins, dont le pantalon violet était presque noir, maintenant qu’il était trempé.

— Non. Non, pas grand-chose.

McVries écopa d’un avertissement pour avoir trop ralenti en remontant la fermeture de sa braguette. Ils arrivèrent à sa hauteur et Baker répéta ce qu’il venait de dire de Stebbins.

— C’est un solitaire, et alors ? répondit McVries. Je crois…

— Hé ! cria Olson et c’était le premier mot qu’il disait depuis un moment – il avait une drôle de voix. Mes jambes sont bizarres.

Garraty examina plus attentivement Olson et lut un début de panique dans ses yeux. Il ne fanfaronnait plus.

— Comment ça, bizarres ?

— Comme si les muscles devenaient… tout mous.

— Détends-toi, conseilla McVries. Ça m’est arrivé il y a deux heures. Ça passe.

Du soulagement apparut dans les yeux d’Olson.

— C’est vrai ?

— Puisque je te le dis !

Olson ne répondit pas mais ses lèvres remuèrent. Garraty crut un instant qu’il priait mais comprit qu’il comptait ses pas.

Tout à coup, deux détonations claquèrent. Puis une troisième.

Ils regardèrent et virent un garçon en pull-over bleu et pantalon blanc sale à plat ventre dans une flaque de pluie. Il avait perdu un de ses souliers.

Garraty remarqua qu’il avait des chaussettes de tennis blanches. La Suggestion 12 les recommandait. Garraty l’enjamba sans chercher à voir les trous. Le bruit courut que le garçon était mort d’avoir ralenti. Pas d’ampoules ni de crampes, il avait simplement ralenti une fois de trop et avait reçu son ticket.

Garraty ne connaissait pas son nom ni son numéro. Il pensa que la rumeur le lui apprendrait mais elle n’en dit rien. C’était peut-être quelqu’un que personne ne connaissait. Un solitaire comme Stebbins.

Ils avaient maintenant couvert quarante kilomètres de Longue Marche. Le paysage offrait une succession ininterrompue de bois et de pâturages, avec parfois une maison ou un carrefour, où des gens se massaient et agitaient les mains en criant malgré la pluie fine. Une vieille dame grelottait sous un parapluie noir. Elle n’eut pas un mot, pas un encouragement, pas un sourire. Elle les suivit d’un regard perçant, sans donner aucun signe de vie, sans autre mouvement que celui de sa robe noire agitée par le vent. Au majeur de la main droite, elle portait une large bague avec une pierre violette. Un vieux camée terni fermait son col.

Ils traversèrent une voie de chemin de fer désaffectée depuis longtemps ; les rails étaient rouillés et de l’herbe poussait entre les traverses. Quelqu’un buta et tomba, reçut un avertissement, se releva et continua de marcher avec un genou en sang.

Il n’y avait plus que trente kilomètres jusqu’à Caribou mais la nuit tomberait avant qu’ils y arrivent. Pas de repos pour les pécheurs, pensa Garraty, et il trouva cela comique. Il rit. McVries leva vivement la tête.

— Tu fatigues ?

— Non. Y a un bon moment que je suis fatigué, dit Garraty avec une certaine animosité. Pas toi ?

— Continue de danser comme ça avec moi Garraty, et je ne me fatiguerai jamais. Nous raclerons nos souliers sur les étoiles et nous nous suspendrons à la lune la tête en bas.

Il souffla un baiser du bout des doigts à Garraty et s’éloigna.

Garraty le suivit des yeux. Il ne savait que penser de McVries.

Vers 15 h 45, le ciel s’éclaircit et un arc-en-ciel apparut à l’ouest, où le soleil brillait sous des nuages ourlés d’or. Les rayons en diagonale de la fin du jour coloraient les champs retournés qu’ils longeaient, faisant paraître plus nets et plus noirs les sillons qui contournaient les collines.

Le bruit du half-track était étouffé, presque apaisant. Garraty laissa retomber sa tête et s’assoupit à moitié, tout en marchant. Quelque part devant eux, il y avait Freeport. Mais pas ce soir ni demain. Beaucoup de pas à faire. Un long chemin à parcourir. Il avait encore trop de questions et pas assez de réponses. Toute la Marche lui faisait l’effet d’un gigantesque point d’interrogation. Il se dit que tout ça devait avoir une signification profonde. Sûrement. Sûrement que tout ça devait apporter une réponse à toutes les questions ; il suffisait de garder le pied sur l’accélérateur. Mais si seulement il pouvait…

Il posa le pied en plein milieu d’une flaque et se réveilla en sursaut. Pearson le regarda avec curiosité et remonta ses lunettes sur son nez.

— Tu sais, le type qui est tombé et qui s’est blessé quand on a traversé les voies ?

— Ouais. C’est Zuck, n’est-ce pas ?

— Oui. Paraît qu’il saigne encore.

— C’est où, Caribou, dingue ? cria quelqu’un.

Garraty se retourna. C’était Barkovitch. Son suroît débordait de sa poche arrière, faisant une horrible tache jaune.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— T’habites ici, pas vrai ?

— Dans les vingt-cinq, trente kilomètres, lui répondit McVries. Et maintenant, va-t’en fourguer tes journaux ailleurs, petit morveux.

Barkovitch prit un air vexé et s’écarta.

— Quel emmerdeur ! dit Garraty.

— T’énerve pas, conseilla McVries. Concentre-toi et marche pour le battre.

— D’accord, moniteur.

McVries tapota l’épaule de Garraty.

— Tu vas gagner celle-là pour le Gipper, mon garçon !

— On dirait qu’on marche depuis toujours.

— Ouais.

Garraty s’humecta les lèvres, il aurait voulu s’expliquer mais ne savait pas comment.

— T’as entendu parler de ce noyé qui voit toute sa vie repasser devant ses yeux ?

— J’ai dû lire un truc comme ça, une fois. Ou je l’ai vu dans un film.

— T’as jamais pensé que ça pourrait t’arriver ? Pendant la Marche ?

McVries fit mine de frémir.

— Dieu de Dieu, j’espère bien que non !

Garraty resta silencieux un moment puis il dit :

— Est-ce que tu crois… non, rien. Et puis merde.

— Non, non, continue. Est-ce que je crois quoi ?

— Est-ce que tu crois que nous pourrions vivre toute notre vie sur cette route ? C’est ça que je voulais dire. La part de vie que nous aurions eue si nous n’avions pas… tu sais.

McVries fouilla dans sa poche et en tira un paquet de cigarettes Mellow.

— Cigarette ?

— Je ne fume pas.

— Moi non plus.

McVries fourra quand même une cigarette dans sa bouche. Il sortit une pochette d’allumettes avec une publicité de sauce tomate. Il alluma la cigarette, aspira de la fumée et la souffla en toussant. Garraty se rappela la Suggestion 10 : « Économisez votre souffle. Si vous avez l’habitude de fumer, essayez de ne pas le faire durant la Longue Marche. »

— Je pensais que j’apprendrais ! se défendit McVries.

— C’est de la merde, hein ? dit tristement Garraty.

McVries le dévisagea, étonné, et jeta la cigarette.

— Ouais. Je crois que t’as raison.

À 16 heures, l’arc-en-ciel avait disparu. Davidson, le 8, ralentit et se trouva dans le groupe.

C’était un beau garçon, s’il n’avait eu le front couvert d’acné.

— Ce type, Zuck, il souffre vraiment, annonçât-il.

La dernière fois que Garraty l’avait vu, il avait un sac à dos mais il avait dû s’en débarrasser.

— Il saigne encore ? demanda McVries.

— Comme un cochon égorgé. C’est drôle, l’ironie des choses, hein ? On tombe n’importe quand, on se couronne le genou, pas de bobo. Il a besoin de points de suture, dit Davidson en montrant la chaussée. Regardez ça.

Garraty regarda et vit de petites taches foncées séchant sur le goudron.

— Du sang ?

— C’est pas de la gelée de groseille !

— Il a peur ? demanda Olson d’une voix mal assurée.

— Il dit qu’il s’en fout. Mais moi j’ai peur, avoua Davidson qui avait de grands yeux gris. J’ai peur pour nous tous.

Ils continuèrent de marcher. Baker leur signala une autre pancarte GARRATY.

— Ah merde ! marmonna Garraty sans lever les yeux.

Il suivait la traînée de sang de Zuck, comme Daniel Boone traquant un Indien blessé. Elle serpentait lentement de part et d’autre de la ligne blanche.

— McVries, dit Olson.

Sa voix s’était radoucie, depuis une heure ou deux. Finalement, Garraty aimait bien Olson, malgré ses airs de bravache. Mais il n’aimait pas voir Olson effrayé, et Olson l’était, ça paraissait évident.

— Quoi ? fit McVries.

— Ça ne s’en va pas. Ce truc des muscles mous dont je te parlais. Ça ne passe pas.

McVries ne répondit pas. Sa cicatrice était très blanche, à la lumière du couchant.

— Ça me fait l’effet que mes jambes vont s’écrouler. Comme une mauvaise fondation. Mais ça ne va pas m’arriver, dis ? Hein, dis ? Ça ne va pas m’arriver ? demanda Olson d’une voix un peu trop aiguë.

McVries ne répondit toujours pas.

— Je pourrais avoir une cigarette ? demanda Olson, retrouvant une voix sourde.

— Ouais. Tu peux garder le paquet.

Olson alluma une des Mellow avec l’aisance de l’habitude, tenant l’allumette au creux de la main et il fit un pied de nez à un des soldats qui l’observait du half-track.

— Ça fait au moins une heure qu’ils m’ont à l’œil les fumiers. Ils ont un sixième sens, pour ça. Ça vous plaît, hein, les gars ? cria-t-il. Vous aimez ça, hein ? C’est pas vrai ?

Plusieurs marcheurs se retournèrent et puis se détournèrent vivement. Garraty aussi voulut se détourner. Il y avait un signe avant-coureur de crise de nerfs dans la voix d’Olson. Les soldats le regardaient d’un air impassible. Garraty se demanda si la rumeur allait bientôt circuler sur Olson et il ne put réprimer un frisson.

À 16 h 30, ils avaient couvert un peu plus de quarante-huit kilomètres. Le soleil était sur le point de se coucher, laissant une traînée rouge sang sur l’horizon. Les nuages d’orage s’étaient déplacés vers l’est et au-dessus de leur tête le ciel était d’un bleu plus profond. Garraty pensa de nouveau à son hypothétique noyé. Pas si hypothétique que ça. La nuit qui arrivait était comme de l’eau qui les recouvrirait tous.

Un frémissement de panique lui serra la gorge. Il fut soudain tout à fait certain qu’il voyait la lumière du jour pour la dernière fois de sa vie. Il voulait que le crépuscule dure des heures.

— Avertissement ! Avertissement 100 ! Votre troisième avertissement, 100 !

Zuck tourna la tête. Il avait une expression étonnée, égarée. La jambe droite de son pantalon était couverte de sang séché. Tout à coup, il se mit à courir. Il serpenta parmi les marcheurs comme un pilier de rugby crevé avec un ballon ovale sous le bras. Il courait avec cette même expression égarée.

Le half-track accéléra. Zuck l’entendit et courut plus vite, d’une allure bizarre, saccadée ; il boitait un peu. Sa blessure au genou se rouvrit et quand il déboucha à découvert en avant du peloton, Garraty vit les gouttes de sang frais s’écraser sur la chaussée. Zuck gravit en courant la côte suivante et pendant un instant resta au sommet, profilé sur le ciel rouge, une silhouette noire figée un pied en l’air comme un épouvantail en pleine fuite. Puis il disparut et le half-track le suivit. Les deux soldats en avaient sauté et marchaient à côté des garçons, impassibles.

Personne ne dit un mot. Ils écoutaient tous. Pendant un long moment, il n’y eut aucun bruit. Un moment incroyablement long. Rien qu’un oiseau et les quelques premiers criquets de mai et, quelque part derrière eux, le vrombissement d’un avion.

Enfin, ils entendirent un coup de feu, un temps, une deuxième détonation.

— Le coup de grâce, souffla quelqu’un.

En arrivant en haut de la côte, ils virent le half-track arrêté sur le bas-côté, à huit cents mètres. De la fumée bleue montait de son pot d’échappement. De Zuck, pas une trace. Pas la moindre.

— Où est le commandant ? Glapit quelqu’un. Je veux voir le commandant, nom de Dieu ! Où est-il ?

Sous la panique, la voix devenait stridente. C’était celle de Gribble, numéro 48. Les soldats marchant sur le bas-côté ne répondirent pas. Personne ne répondit.

— Est-ce qu’il fait un autre discours ? cria Gribble. C’est ça qu’il fait ? Eh bien, c’est un assassin ! Voilà ce que c’est, un assassin ! Je… Je vais le lui dire ! Vous croyez que j’oserai pas ? Je le lui crierai au nez ! Au nez, je le lui crierai !

Dans sa rage, il avait ralenti, il s’était presque arrêté et les soldats s’intéressèrent enfin à lui.

— Avertissement ! Avertissement 48 !

Gribble trébucha, s’arrêta puis repartit d’un bon pas. Il marcha en regardant ses pieds. Bientôt, ils arrivèrent au half-track qui les attendait. Le véhicule se remit en marche, en roulant au pas à côté d’eux.

Vers 16 h 45, Garraty dîna, un tube de concentré de thon, quelques Snappy Crackers tartinés de fromage et beaucoup d’eau. Il dut faire un effort pour s’en tenir là. On pouvait demander un bidon n’importe quand mais il n’y aurait pas de nouveaux concentrés avant le lendemain 9 heures… et il pourrait avoir envie d’un en-cas à minuit. Il pourrait avoir besoin d’un casse-croûte à minuit !

— C’est peut-être une question de vie ou de mort, dit Baker, mais ça ne te coupe pas l’appétit.

— Peux pas me le permettre, répliqua Garraty. Je n’ai pas envie de tourner de l’œil vers 2 heures du matin.

Ça, c’était une pensée réellement désagréable. On ne saurait rien, probablement. On ne sentirait rien.

On se réveillerait simplement dans l’éternité.

— Ça donne à penser, hein ? murmura Baker.

Garraty le contempla. Dans le soir tombant, la figure de Baker était douce, jeune, belle.

— Ouais. J’ai pensé à tout un tas de trucs.

— Quoi, par exemple ?

— Lui, d’abord, répondit Garraty en désignant Stebbins de la tête, qui marchait toujours au même pas qu’au départ ; son pantalon séchait sur lui ; il avait la figure dans l’ombre ; il réservait encore sa moitié de sandwich.

— Pourquoi lui ?

— Je me demande pourquoi il est là, pourquoi il ne dit rien. Et s’il va vivre ou mourir.

— Nous allons tous mourir, Garraty.

— Mais pas ce soir, espérons-le.

Garraty maîtrisait bien sa voix mais un frisson le secoua. Il ne savait pas si Baker l’avait vu. Ses reins se contractèrent. Il fit demi-tour et baissa la fermeture de sa braguette en marchant à reculons.

— Qu’est-ce que tu penses du Prix ? demanda Baker.

— Je ne vois pas à quoi ça sert d’y penser, répliqua Garraty tout en urinant.

Il finit de se soulager, referma son pantalon et refit demi-tour, heureux d’avoir accompli l’opération sans écoper d’un avertissement.

— Moi j’y pense, dit Baker d’une voix rêveuse. Pas tant au Prix qu’à l’argent. Tout cet argent.

— Les riches n’entrent pas au Royaume des Cieux, dit Garraty.

Il regarda ses pieds, les seules choses qui l’empêchaient de découvrir s’il y avait ou non un Royaume des Cieux.

— Alléluia ! dit Olson. Il y aura des rafraîchissements après le service religieux.

— Tu es croyant ? demanda Baker à Garraty.

— Non, pas particulièrement. Mais je ne cours pas après le fric.

— Tu pourrais, si tu avais été élevé à la soupe aux pommes de terre et aux blettes. De la viande seulement quand ton papa avait de quoi s’acheter des cartouches.

— Évidemment, ça changerait tout, reconnut Garraty et il prit un temps, sans savoir s’il fallait ajouter quelque chose. Mais ce n’est jamais le plus important.

Il vit que Baker le regardait sans comprendre et d’un air un peu méprisant.

— On ne l’emporte pas avec soi, c’est le verset suivant, dit McVries.

Garraty lui jeta un coup d’œil. McVries arborait encore cet exaspérant sourire en coin.

— Ben quoi, c’est vrai ! Nous n’apportons rien dans ce monde et c’est sûr que nous n’en emportons rien !

— Oui, mais entre les deux, c’est plus agréable de passer le temps dans le confort, tu ne crois pas ?

— Ah, le confort, merde, tiens. Si un de ces porte flingue dans ce foutu half-track te tuait, pas un toubib au monde ne te rendrait la vie avec une transfusion de billets de vingt ou de cinquante.

— Je ne suis pas mort, murmura Baker.

— Ouais, mais ça pourrait t’arriver, dit Garraty en trouvant soudain que c’était très important de le lui faire comprendre. Et si tu gagnais ? Une supposition que tu passes six semaines à réfléchir à ce que tu vas faire avec tout ce fric – parlons pas du Prix, rien que le fric – et puis la première fois que tu sors pour aller acheter quelque chose, tu te fais écraser par un taxi ?

Harkness était arrivé et marchait maintenant à côté d’Olson.

— Pas moi, mon vieux ! La première chose que je ferai, je m’achèterai toute une compagnie de taxis. Si je gagne, je ne marcherai jamais plus !

— Tu ne comprends pas ! cria Garraty, exaspéré. Soupe aux patates ou filet de bœuf, château ou taudis, une fois qu’on est mort c’est fini, on vous colle sur la dalle froide comme Zuck et Ewing et c’est marre. Le mieux c’est de prendre ça au jour le jour, c’est tout ce que je veux dire. Si les gens vivaient au jour le jour, ils seraient bien plus heureux.

— Ah ! L’étincelant flot de conneries ! s’écria McVries.

— Sans blague ? cria Garraty. Qu’est-ce que tu comptes faire, toi, hein ?

— Eh bien, en ce moment j’ai plus ou moins adapté mon horizon, c’est vrai…

— Ben tiens ! grommela Garraty. La seule différence, c’est qu’en ce moment, nous sommes plongés dans une affaire de mort…

Un silence total suivit ces mots. Harkness ôta ses lunettes et les essuya vigoureusement. Olson avait un peu pâli. Garraty regretta de les avoir prononcés ; il était allé trop loin.

Derrière eux, très clairement, quelqu’un dit alors :

— Bravo ! Très bien.

Garraty se retourna, certain que c’était Stebbins bien qu’il n’eût jamais entendu sa voix. Mais comment le savoir ? Stebbins regardait fixement la route.

— Je crois que je me suis laissé emporter, marmonna Garraty encore que ce ne fût pas lui qui se fût laissé emporter, c’était Zuck. Quelqu’un veut un biscuit ?

Il les offrit à la ronde et il fut bientôt 17 heures. Le soleil paraissait suspendu juste au-dessus de l’horizon. La terre se serait-elle arrêtée de tourner ? Les trois ou quatre « tout feu tout flamme » qui étaient encore en avance sur le peloton avaient un peu ralenti et n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres devant le groupe.

Garraty avait l’impression que la route devenait une sournoise combinaison de côtes sans descentes. Il pensait que, s’il en était ainsi, ils ne tarderaient pas à avoir besoin de masques à oxygène quand son pied se posa sur une ceinture de ravitaillement abandonnée. Surpris, il releva les yeux. C’était celle d’Olson. Ses mains tâtonnaient à sa taille. Il fronçait les sourcils d’un air étonné.

— Je l’ai lâchée, expliqua-t-il. Je voulais manger quelque chose et je l’ai lâchée.

Il rit, comme pour bien montrer que c’était une stupidité. Mais le rire s’arrêta net.

— J’ai faim, dit-il.

Personne ne répondit. À ce moment, tout le monde était déjà passé et il n’était pas question de rebrousser chemin. Garraty tourna la tête et vit la ceinture à concentrés d’Olson en travers de la ligne blanche discontinue.

— J’ai faim, répéta patiemment Olson.

Le commandant ça lui fait plaisir, quelqu’un qui est plein d’enthousiasme pour la marche, c’était bien ce qu’Olson avait dit en revenant de prendre son numéro. Garraty fit l’inventaire des poches de sa ceinture. Il lui restait trois tubes de concentrés et des Snappy Crackers au fromage. Le fromage était plutôt nase.

— Tiens, dit-il à Olson et il lui donna le fromage.

Olson ne dit rien mais il le mangea.

— Mousquetaire, railla McVries avec son sourire en coin.

À 17 h 30, le crépuscule voila l’atmosphère. Quelques lucioles apparurent, voletant sans but. Une brume de terre s’amassait, laiteuse, dans les fossés et les canaux d’irrigation. Quelqu’un, devant, demanda ce qui arriverait s’il y avait tant de brouillard qu’on quittait accidentellement la chaussée.

L’inimitable voix de Barkovitch répliqua aussitôt, méchamment :

— Qu’est-ce que tu crois, Ducon ?

Quatre de moins, pensa Garraty. Huit heures et demie de route et seulement quatre disparus. Il ressentait un petit pincement au creux de l’estomac. Jamais je ne tiendrai plus longtemps qu’eux. Plus qu’eux tous ! Mais, d’un autre côté, pourquoi pas ? Il faut bien qu’il y en ait un.

Les conversations cessaient avec le jour. Le silence devint oppressant. La nuit proche, la brume de terre amassée en courtes nappes… tout paraissait parfaitement réel et à la fois absolument irréel. Il avait besoin de Jan ou de sa mère, d’une femme, et se demandait ce que diable il faisait là et comment il avait pu s’y engager. Il ne pouvait même pas se trouver des excuses en prétextant que tout n’avait pas été clair parce que cela l’avait été. Et il n’était pas le seul non plus. Il y avait actuellement quatre-vingt-quinze autres imbéciles dans ce défilé.

Il se sentait de nouveau une boule dans la gorge, qui l’empêchait de bien avaler. Il s’aperçut qu’un garçon, devant lui, sanglotait doucement. Il ne l’avait pas entendu commencer et personne ne le lui avait fait remarquer ; c’était comme si ce bruit avait toujours existé.

Plus que seize kilomètres jusqu’à Caribou, et au moins là, il y aurait de la lumière. Cette pensée ranima un peu Garraty. Au fond, tout allait bien, non ? Il était en vie, et ça ne servait à rien de s’inquiéter à l’avance de ce qui serait ou ne serait pas Comme disait McVries, il fallait adapter son horizon.

À 17 h 45, le bruit courut qu’un nommé Travin, un des meneurs du début, qui avait lentement reculé à travers le peloton, avait la diarrhée. Garraty ne put d’abord y croire mais quand il vit Travin, il comprit que c’était vrai. Le garçon marchait en tenant son pantalon. Chaque fois qu’il s’accroupissait, il écopait d’un avertissement et Garraty, écœuré, se demanda pourquoi Travin ne se laissait pas simplement aller sur ses jambes. Mieux valait être sale que mort.

Mais Travin avançait cassé en deux, comme Stebbins tout à l’heure sur son sandwich, et chaque fois qu’il frissonnait Garraty devinait qu’une nouvelle colique le tenaillait. Il était dégoûté. Pas de fascination là-dedans, pas de mystère. C’était un garçon avec un mal de ventre, pas plus, et il était impossible de ne pas éprouver du dégoût et une espèce de terreur animale. Son propre estomac gargouilla désagréablement.

Les soldats observaient très attentivement Travin. Ils le guettaient. Finalement, Travin s’accroupit, tomba à demi et fut tué culotte baissée. Il roula sur lui-même et contempla le ciel en grimaçant, laid et pitoyable. Quelqu’un vomit bruyamment et reçut un avertissement. Garraty eut l’impression que le type vomissait tout son ventre.

— Il sera le prochain, annonça tranquillement Harkness.

— Boucle-la, gronda Garraty d’une voix étranglée. Vous ne pouvez pas fermer vos gueules, non ?

Personne ne répondit. Harkness eut l’air honteux ; il se remit à astiquer ses lunettes. Le garçon qui avait vomi ne fut pas abattu.

Ils passèrent devant un groupe d’adolescents enthousiastes assis sur une couverture et qui buvaient des Coke. Ils reconnurent Garraty et se levèrent pour l’honorer d’une ovation. Il en fut gêné. Une des filles avait de très gros seins. Son copain les regardait ballotter tandis qu’elle sautait sur place. Garraty se dit qu’il était en train de devenir un obsédé sexuel.

— Regarde-moi ces roberts ! dit Pearson. Bon Dieu de bon Dieu !

Garraty se demanda si elle était vierge, comme lui était puceau.

Ils longèrent une mare paisible, presque parfaitement ronde, légèrement embrumée. Elle avait l’air d’un miroir voilé et dans la mystérieuse jungle de plantes aquatiques poussant sur les bords un crapaud coassait de sa voix rauque. Garraty se dit que cette mare était la plus belle chose qu’il eût jamais vue.

— Cet État est bougrement grand ! cria Barkovitch à un garçon qui le précédait.

— Ce type-là me casse royalement les couilles, déclara solennellement McVries. En ce moment mon unique but dans la vie est de durer plus longtemps que lui.

Olson récitait un Je vous salue Marie.

Alarmé, Garraty le regarda.

— Il a eu combien d’avertissements ? demanda Pearson.

— Aucun, que je sache, répondit Baker.

— Ouais, mais il n’a pas trop bonne mine.

— Au point où nous en sommes, personne n’a bonne mine, dit McVries.

Un nouveau silence tomba. Garraty eut pour la première fois conscience d’avoir mal aux pieds. Pas simplement aux jambes – celles-ci l’inquiétaient depuis quelque temps – mais aussi aux pieds. Il remarqua qu’il marchait inconsciemment sur l’extérieur de la plante et que de temps en temps, quand il posait son pied à plat, il grimaçait. Il ferma son blouson jusqu’en haut et releva son col. L’air était encore vif et humide.

— Hé ! Là-bas ! s’exclama gaiement McVries.

Garraty et les autres se tournèrent vers la gauche. Ils longeaient un cimetière, au sommet d’une petite éminence herbue, entouré d’un mur de pierre. Le brouillard se glissait lentement parmi les tombes. Un ange à l’aile cassée les contemplait avec des yeux vides. Un oiseau perché au sommet d’un mât de drapeau rouillé, relique d’un jour de fête patriotique, poussa son cri.

— Notre premier ossuaire, dit McVries. C’est de ton côté, Ray, tu perds tous tes points. Tu connais ce jeu ?

— Tu causes trop, grommela Olson.

— Qu’est-ce que tu reproches aux cimetières, Henry, mon vieux ? Un endroit superbe, préservé, comme disait le poète. Un bon cercueil étanche…

— Ah, ta gueule !

— Et merde ! rétorqua McVries, sa cicatrice très blanche dans le crépuscule. Ça ne t’inquiète quand même pas de mourir, pas vrai, Olson ? Comme disait aussi le poète, c’est pas tant la mort, c’est de rester si longtemps dans le tombeau. C’est ça qui te tracasse, patate ? Allons, haut les cœurs, Charlie ! Vive les lendemains qui…

— Fous-lui la paix, conseilla Baker.

— Pourquoi ? Il est très occupé à se convaincre qu’il peut se défiler quand il voudra. Que s’il se couche tranquillement et meurt, ça ne sera pas aussi grave qu’on le dit. Eh bien, je ne vais pas le laisser s’en tirer comme ça.

— S’il ne meurt pas, ce sera toi, dit Garraty.

— Ouais, je m’en souviens, rétorqua McVries en adressant à Garraty son sourire en coin… seulement cette fois il n’y avait pas mis le moindre humour et soudain McVries avait l’air furieux, presque effrayant. C’est lui qui oublie. Ce con-là.

— J’en ai assez, dit Olson d’une voix lamentable. J’en ai marre.

— Plein d’enthousiasme pour la marche, lui rappela McVries. C’est pas ce que tu disais ? Alors quoi, merde ! T’as qu’à tomber et mourir, tiens.

— Laisse-le tranquille, dit Garraty.

— Écoute voir, Ray…

— Non, écoute-toi. Un Barkovitch, ça suffit. Laisse-le s’arranger à sa façon. Pas de mousquetaires, souviens-toi.

McVries retrouva son sourire.

— D’accord, Garraty. T’as gagné.

Olson ne dit rien. Il continua simplement de mettre un pied devant l’autre.

La nuit tomba à 18 h 30. Caribou, à neuf kilomètres maintenant, s’annonçait par un halo lumineux dans le ciel. Il y avait peu de badauds le long de la route pour les voir entrer en ville. Tout le monde devait être chez soi pour dîner. Le brouillard était froid, autour des pieds de Ray Garraty. Des lambeaux de brume planaient sur les hauteurs, comme des bannières spectrales. Les étoiles apparaissaient dans le ciel. Vénus étincelait, la Grande Ourse avait gagné sa place habituelle. Il connaissait bien les constellations. Il indiqua Cassiopée à Pearson, qui ne fit que grogner.

Il pensa à Jan, sa môme, et fut pris d’un petit remords au souvenir de la fille qu’il avait embrassée. Il ne se rappelait pas exactement comment elle était mais elle l’avait excité. Quand il lui avait pincé la fesse, surtout… et que se serait-il passé s’il lui avait mis la main entre les jambes ? Il sentit comme un ressort dans son bas-ventre qui le fit un peu grimacer tout en marchant.

Jan avait des cheveux longs jusqu’à la taille. Elle avait seize ans. Ses seins n’étaient pas aussi gros que ceux de la fille qui l’avait embrassé. Il avait beaucoup caressé ses seins. Elle le rendait fou. Elle refusait de se donner à lui et il ne savait pas comment l’y décider. Elle voulait et ne voulait pas. Garraty n’ignorait pas que certains garçons savaient persuader une fille mais il n’avait peut-être pas assez de personnalité, ou pas assez de volonté, pour la convaincre. Il se demanda combien des autres étaient puceaux. Gribble avait traité le commandant d’assassin. Il se demanda si Gribble était puceau, et jugea qu’il devait l’être.

Ils entrèrent dans la ville de Caribou. Là, il y avait la grande foule et un camion d’actualités d’une des chaînes de télévision. Une batterie de projecteurs baignait la chaussée d’une chaude lumière blanche. On avait l’impression de plonger soudain dans un doux lagon ensoleillé.

Un gros journaliste en costume trois-pièces trottina le long de la colonne, brandissant son micro sous le nez de divers marcheurs. Derrière lui, un technicien dévidait un tambour de câble électrique.

— Comment ça va ?

— O.K., je crois que je vais bien.

— Fatigué ?

— Ouais, vous savez, quoi. Ouais. Mais je vais bien, quand même.

— Qu’est-ce que vous pensez de vos chances, en ce moment ?

— Sais pas… Bonnes, je crois. Je me sens encore assez costaud.

Il demanda à un grand gaillard, Scramm, ce qu’il pensait de la Longue Marche. Scramm rit en répondant que c’était le plus gros putain de truc qu’il eût jamais vu. Le journaliste fit avec deux doigts aux techniciens le signe de couper. L’un d’eux hocha la tête d’un air blasé.

Peu après, il arriva au bout de son fil de micro et retourna vers le camion, en essayant de ne pas l’emmêler. La foule, attirée par la télévision tout autant que par les marcheurs, l’acclama bruyamment. Des posters du commandant étaient brandis et agités en cadence au bout de perches si neuves qu’elles saignaient encore de sève. Quand les caméras s’élevaient au-dessus des marcheurs, les spectateurs derrière se mettaient à crier encore plus frénétiquement en agitant la main à l’intention de la tante Betty ou de l’oncle Fred.

Ils tournèrent un coin de rue et passèrent devant une boutique dont le patron, un petit homme en veste et pantalon blancs tachés avait installé un distributeur de boissons non alcoolisées sous une banderole annonçant : TOURNÉE GRATUITE OFFERTE AUX MARCHEURS ! AVEC LES COMPLIMENTS DU SUPERMARCHÉ D’EV ! Une voiture de police était garée à côté et deux agents expliquaient patiemment à Ev, comme ils devaient le faire tous les ans, que le règlement interdisait aux spectateurs d’offrir toute espèce de concours ou de rafraîchissement aux concurrents.

Ils longèrent l’usine à papier de Caribou, une énorme bâtisse noire de suie au bord d’une rivière polluée. Les ouvriers faisaient la haie derrière le grillage, en criant des encouragements et en agitant les mains. Une sirène retentit quand passa le dernier marcheur – Stebbins – et Garraty, en se retournant, vit les hommes rentrer en rang dans l’usine.

— Il t’a demandé ? interrogea une voix stridente.

Avec un sentiment de grande lassitude, Garraty se tourna vers Gary Barkovitch.

— Qui m’a demandé quoi ?

— Le journaliste, Ducon. Est-ce qu’il t’a demandé comment ça allait ?

— Non, il n’est pas venu jusqu’à moi.

Il souhaita que Barkovitch s’en aille. Comme il souhaitait que disparaisse sa douleur aux pieds.

— Ils m’ont demandé, insista Barkovitch. Tu sais ce que je leur ai répondu ?

— Non.

— Je leur ai dit que je me sentais en pleine forme ! Déclara avec agressivité Barkovitch, dont le suroît jaune battait toujours sur la fesse. Je leur ai dit que je me sentais vraiment fort. Je leur ai dit que j’étais prêt à continuer comme ça éternellement. Et tu sais ce que je leur ai encore dit ?

— Ah, ferme-la, dit Pearson.

— Qui t’a sonné, grand mochard ? riposta Barkovitch.

— Va-t’en, dit McVries. Tu me donnes mal à la tête.

De nouveau vexé, Barkovitch remonta le long de la colonne et harponna Collie Parker.

— Est-ce qu’il t’a demandé ce que…

— Fous-moi le camp avant que je t’arrache le nez et que je te le fasse bouffer.

Barkovitch battit aussitôt en retraite. Le bruit avait couru que Collie Parker n’était vraiment pas commode.

— Ce type me rend dingue en plein, dit Pearson.

— Il serait ravi de t’entendre, lui dit McVries. Il adore ça. Il a également dit à ce journaliste qu’il comptait danser sur un tas de tombes. Et il le pense, tu sais. C’est ça qui le soutient.

— La prochaine fois qu’il viendra, je crois que je lui ferai un croc-en-jambe, dit Olson dont la voix était maintenant morne et lasse.

— Tsst-tsst, gronda McVries. Règle 8 : « Pas de gestes malveillants envers vos camarades marcheurs. »

— Tu sais où tu peux te la mettre, la Règle 8 ? dit Olson avec un pâle sourire.

— Attention ! Tu commences à te ranimer.

À 19 heures l’allure, qui avait dangereusement ralenti, s’accéléra un peu. Il faisait frais et, en marchant plus vite, on se réchauffait. Ils passèrent sous un viaduc d’autoroute et plusieurs personnes les acclamèrent, la bouche pleine, de l’intérieur d’un café entièrement vitré à l’entrée de la bretelle.

— Nous rejoignons l’autoroute quelque part, n’est-ce pas ? demanda Baker.

— À Oldtown, répondit Garraty. À environ deux cents kilomètres.

Harkness sifflota entre ses dents.

Peu de temps après, ils arrivèrent dans le centre de Caribou. Ils étaient à un peu plus de soixante-dix kilomètres de leur point de départ.